mardi 7 mai 2013

0 Comme des chiens...


Regardez les gens courir affairés, dans les rues. Ils ne regardent ni à droite ni à gauche, l’air préoccupé, les yeux fixés à terre, comme des chiens. Ils foncent tout droit, mais toujours sans regarder devant eux, car ils font le trajet, connu à l’avance, machinalement. Dans toutes les grandes villes du monde c’est pareil. L’homme moderne, universel, c’est l’homme pressé, il n’a pas le temps, il est prisonnier de la nécessité, il ne comprend pas qu’une chose ne puisse pas être utile; il ne comprend pas non plus que, dans le fond, c’est l’utile qui peut être un poids inutile, accablant. Si on ne comprend pas l’utilité de l’inutile, l’inutilité de l’utile, on ne comprend pas l’art; et un pays où on ne comprend pas l’art est un pays d’esclaves ou de robots, un pays de gens malheureux, de gens qui ne rient pas ni ne sourient, un pays sans esprit; où il n’y a pas l’humour, où il n’y a pas le rire il y a la colère et la haine.
Car ces gens affairés, anxieux, courant vers un but qui n’est pas un but humain ou qui n’est qu’un mirage, peuvent tout d’un coup, aux sons de je ne sais quels clairons, à l’appel de n’importe quel fou ou démon, se laisser gagner par un fanatisme délirant, par une rage collective quelconque. Les rhinocérites, à droite, à gauche, constituent les menaces qui pèsent sur l’humanité qui n’a pas le temps de réfléchir, de reprendre ses esprits ou son esprit.


Eugène Ionesco, Communications pour une réunion d’écrivains français et allemands, février 1961.

0 commentaires:

Enregistrer un commentaire

 

Action Française Bordeaux - Action Française Etudiante Bordeaux Droits reservés © 2012 - |- Modèle créé par O Pregador - |- Propulsé par Blogger Templates