Autant prévenir tout de suite le lecteur : à peine aura-t-il commencé C’était les Daudet qu’il ne pourra plus quitter le dernier livre que Stéphane Giocanti, déjà connu notamment comme biographe de Maurras et pour une passionnante Histoire politique de la littérature, vient de consacrer non pas à un des Daudet, mais à l’ensemble des talents réunis sur plus d’un siècle sous le même nom.
Car cette « multibiographie » prend les Daudet de la naissance de Vincent, le père d’Alphonse, en 1806, à la mort de François, le second fils de Léon, en 1970. Ce sont donc cent soixante-quatre années que couvrent près de quatre cents pages denses, qui fourmillent d’anecdotes, et qui sont surtout traversées par la passion que Stéphane Giocanti voue à son multiple sujet.
Il serait même plus exact de dire que l’ouvrage commence au IIe siècle avant Jésus-Christ, époque à laquelle s’installe au sud de la Gaule une peuplade partie du Danube, les Volsques Arécomiques. Sous César, un de ces Volsques fera parler de lui, durant la guerre des Gaules : il se nomme Tartarinus. Or de « Tartarinus à Alphonse Daudet, on ne compte guère plus de soixante-quatorze générations, riches d’amours et de rêves », précise l’auteur. La saga des Daudet, qui comme toute saga a ses origines dans la nuit des temps, peut donc commencer.
Pourquoi ce livre ? Pour redonner à la famille Daudet toute sa place dans les lettres françaises. Non, Alphonse ne se réduit pas à « La Chèvre de M. Seguin », Ernest, son frère aîné, à des romans passés de mode — c’est un historien d’une grande richesse —, Léon à ses éditoriaux en une de L’Action Française que les tièdes, qu’il avait en horreur, jugeaient excessifs, Lucien, son frère cadet, artiste contrarié, à sa liaison, connue de tous, avec Marcel Proust, ou encore Julia et Pampille, respectivement épouses d’Alphonse et de Léon, précisément à un rôle effacé d’épouses. Le salon de Julia, véritable femme de lettres, était un des plus courus de Paris et, collaboratrice de son mari, elle publiera elle-même des livres de souvenirs qu’Edmond de Goncourt ou Proust, intimes de la famille, apprécieront. Comme les lecteurs de Léon le savent, entrer dans l’univers de la famille Daudet, c’est pénétrer dans la république des lettres et la république tout court — le mariage civil de Léon avec Jeanne Hugo, petite-fille de Victor, le 12 février 1891, réunit le tout-Paris littéraire et républicain. Mariage civil, pour respecter les volontés du glorieux défunt, et malheureux — il se sépareront bientôt mais naîtra de cette union un fils, Charles, à la fois arrière-petit-fils de Victor Hugo et petit-fils d’Alphonse Daudet... Mais la seule hérédité est toutefois insuffisante à faire un génie littéraire. Sait-on qu’à l’enterrement d’Alphonse se presseront, en 1897, presque autant de Parisiens qu’à celui de Victor Hugo, en 1885 — un million ?
Léon quittera ce monde doré et vicié de la république, sous l’influence notamment de sa seconde femme, sa cousine Marthe Allard, qui signera ses articles et ses livres de cuisine du pseudonyme de Pampille. Il ne fera en cela que retrouver la tradition familiale, le grand-père Vincent était monarchiste — Alphonse, quant à lui, ayant préféré, sous le Second Empire puis sous la Troisième république, la carrière littéraire à toute préoccupation politique. Stéphane Giocanti a le mérite de redonner à Léon toute sa dimension de philosophe et de psychologue — Léon, qui a presque achevé des études de médecine, n’a eu de cesse de réfléchir à la question du déterminisme, très en vogue à la fin du XIXe siècle dans les milieux scientifiques, comme à celle de la souffrance humaine. Peut-être injuste sur l’aspect antisémite de Léon — ainsi Bernanos fut intellectuellement plus proche de Drumont —, l’auteur sait garder une certaine objectivité sur chacun des Daudet, ce qui, fort heureusement, lui interdit toute tentation hagiographique. Quant à l’affaire Philippe Daudet, le fils de Léon retrouvé agonisant dans un taxi en 1923 — nous commémorons cette année les quatre-vingt-dix ans de cette tragédie —, si Stéphane Giocanti rejette la thèse de l’assassinat, à savoir du meurtre prémédité, en revanche, il relève l’invraisemblance de la thèse officielle, celle du suicide du jeune adolescent, s’orientant plutôt vers un bavure de la police politique d’un régime qui ne pardonnait pas à Léon non seulement de lui avoir fait défaut en 1904, quand il avait rejoint l’Action française, mais surtout de dénoncer sans relâche sa pourriture.
Stéphane Giocanti ne répond pas, toutefois, à la question posée en ouverture : « Quel aiguillon a piqué tout d’un coup cette souche méridionale, sous Louis-Philippe, pour que tout s’efface ensuite avec une égale soudaineté, au début de la Ve République ? ». Et c’est fort bien ainsi : expliquer eût impliquer de recourir à un quelconque déterminisme — sociologique, historique, biologique, psychologique — et trahir, en le réduisant, un mystère qui demeure celui du génie humain.
Axel Tisserand - L’AF 2856
Stéphane Giocanti, C’était les Daudet , Flammarion, Paris, 2013, 398 pages, 23 euros.
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