Dimanche 26 mai, esplanade des Invalides, aux alentours de 20h30, la
tension monte entre certains manifestants décidés à rester sur place le
plus longtemps possible et des CRS ayant reçu ordre
d'interpeller toute personne qui ne se soumettrait pas à la
dispersion. Début des affrontements, jets de canettes et de pavés contre
lacrymogènes et coups de tonfas.
Je suis dans les premiers interpellés, vers 21h, des CRS
m'embarquent, me font traverser la zone des affrontements, pour arriver
derrière les barrières de camions et de boucliers. Un policier me
regarde en répétant plusieurs fois « Toi, tu vas manger ! Toi, tu
vas manger ! ». Ambiance... Je suis donc placé dans le bus destiné aux
arrestations, en attendant qu'il se
remplisse avant notre transfert dans le dépôt spécialement aménagé
pour l'occasion dans le dix-huitième arrondissement. Transfert qui a
lieu après environ deux heures d'attente. Peu avant minuit,
notre mise en garde à vue nous est notifiée. Nous sommes alors une
trentaine dans une grande cellule, en attente d'être répartis dans les
différents commissariats de la ville, puisqu'il faudra
trouver de la place pour environ trois cents personnes cette nuit !
Dans mon cas, aucune violence ne m'est reprochée, mais je suis
coupable d'un « refus de se soumettre à un ordre de dispersion ». On
s'attend donc à quelques heures de garde à vue, avec
une probable libération lundi en milieu de journée, et un rappel à
la loi ; c'est ce qui semble le plus logique.
Aux alentours de deux heures du matin, vient mon tour d'être placé
dans une petite P.J. du dix-neuvième arrondissement, que nous
remplissons à quatorze. Pour moi, la cellule n°3 : 1,5 mètre
de large, 1,7 mètre de long, une banquette de 30 centimètre de
large, dans laquelle nous sommes trois. Il est donc impossible de
s'allonger sans devoir coller les genoux au torse, mais c'est bien
ici que nous devrons dormir, une seule nuit nous l'espérons...
Lundi matin, première surprise : il n'y aura pas de petit-déjeuner
aujourd'hui, pour cause de « problèmes de livraison ». A onze heures du
matin, c'est donc en n'ayant rien mangé
depuis une vingtaine d'heures que commence ma première audition.
Très rapidement, il se confirme que rien de particulier ne m'est
reproché, si ce n'est d'avoir voulu rester aux Invalides après
20h. Sur les quatorze personnes en garde à vue dans cette P.J., nous
sommes quatre dans ce cas-là, puisque les policiers avaient reçu
l'ordre d'interpeller tout le monde. Les autres sont accusés
de violences (jets de bouteilles), ou d'outrages. L'officier
m'affirme qu'il n'y a effectivement pour moi aucun risque de jugement,
mais qu'il n'a aucune idée de la suite de la procédure. Selon
lui, l'affaire est « tellement politique » que le procureur reçoit
ses ordres directement du ministre. Quatorze heures, premier repas. Les
auditions continuent, une par personne, plus
les rendez-vous avec les avocats et les médecins.
C'est à dix-neuf heures que tombe la nouvelle : toutes les gardes à
vue sont prolongées de 24h à la demande du procureur, pour permettre des
confrontations avec les policiers nous ayant
interpellés. Un seul sera finalement libéré dès ce soir, à cause de
son âge : seize ans. Cette annonce porte un coup très rude à notre moral
déjà bien affaibli par notre ignorance totale de
ce qui se prépare. Quelques-uns pleurent en silence dans leurs
cellules. Nous décidons de nous en remettre à la Sainte Vierge et
récitons le chapelet, qui agit immédiatement sur nous pour nous
redonner le courage et l'espérance nécessaires. Nous entamons donc
notre deuxième nuit de détention à peu près assurés de notre libération
après les confrontations, qui auront lieu en milieu de
journée.
La journée de mardi est exactement la même. C'est difficile de
décrire ce que l'on ressent dans cette situation, mais l'impossibilité
de connaître l'heure qu'il est, de marcher ne serait-ce que
quelques pas, et de savoir quand l'on sortira pourrait faire craquer
n'importe qui. Alors nous chantons. Toute la journée. Tout le
répertoire scout et patriotique y passe, pour soutenir notre
moral, ce qui arrange plutôt les gardiens, habitués à se faire
insulter toute la journée par des délinquants. Mais nous, nous sommes
bien plus dangereux : nous sommes opposés à la pensée
unique. La surprise de la journée sera aujourd'hui d'être nourris
par un repas périmé depuis presque trois semaines, foutus problèmes de
livraison...
Au fil des auditions et des confrontations, le brouillard tend à se
dissiper un peu, et laisse place à une probabilité qui devient vite
quasi-certitude : nous allons tous être déférés à la
fin de nos 48h de garde à vue, certains pour être jugés, d'autres
pour recevoir une « bonne leçon », leçon de démocratie j'imagine.
Encore une fois, c'est à dix-neuf heures qu'arrive le petit papier
du parquet, nous sommes effectivement tous déférés, nous serons
transférés durant la nuit à la Conciergerie sur l'Ile de la Cité
pour y rencontrer le procureur ou ses substituts. A nouveau, le
moral défaille, à nouveau, nous nous remettons à la Vierge par le
chapelet, à nouveau nous nous endormons dans l'inquiétude. La
signature de la fin officielle de notre garde à vue à dix-neuf
heures marque à la fois la fin de l'enquête, et le début d'une course
contre-la-montre pour le parquet : il faut nous faire
rencontrer un procureur ou substitut dans les vingt heures qui
viennent (avant mercredi, quinze heures), pour éviter une annulation de
toute la procédure, et donc une impossibilité totale de
jugement.
Pour moi, le camion vient me chercher à cinq heures du matin, nous
constatons ainsi à quel point ils savent choisir les horaires les plus
agréables, en plein milieu de la nuit. En sortant de la
P.J., nous voyons le car qui va nous transporter : ce ne sont ni
plus ni moins que des cages à l'arrière d'une camionnette. L'effarement
est visible sur tous les visages, nous allons être
transportés dans des cages, dans lesquelles la largeur d’épaules
passe à peine, alors qu'il existe tant de camions avec de simples
bancs ! L'humiliation est à son comble quand les policiers
nous insultent en nous affirmant que nous faisons exprès de ne pas
réussir à rentrer dedans, mais en forçant ça passe...
Arrivée à la Conciergerie vers cinq heures trente du matin, et en
cellule une demi-heure plus tard. A partir de maintenant, je n'aurais
plus aucune nouvelle de personne, dans ma cellule, jusqu'à
ce qu'un gendarme vienne me chercher, à quinze heures dix, pour
aller voir le procureur. Pour moi, la libération doit donc être
automatique, le délai est dépassé. Dans les « cellules
d'attente » pour les différents rendez-vous (avocats, associations,
juges, procureurs), je retrouve une vingtaine de camarades qui n'ont pas
eu la même chance que moi : ils ont vu le
procureur après 19h et 50 minutes, ce dernier les faisant passer
deux par deux dans son bureau pour que le maximum d'entre nous puisse
être jugé.
Je finis par voir enfin le procureur à quinze heures quarante, qui
me fait signer mon rappel à la loi, et me confirme ma libération. Quelle
est la valeur de cette sanction donnée trop tard ?
Aucune idée, mes pensées vont plutôt à ceux qui ont eu un
rendez-vous express pour faire cesser le délai de 20 heures, et qui
retournent en cellule en attente de leur jugement, prévu à vingt-deux
heures trente...
Je sors de la Conciergerie mercredi 29 mai à dix-sept heures, après
68 heures d'enfermement, dont 53 dans une cellule de garde à vue
minuscule, libre enfin, et conscient que certains n'ont pas eu
la même « chance » que moi.
P.S. : il me semble important de préciser que tous les policiers ne
sont pas à mettre dans le même sac. Il est évident que certains ont tout
fait pour nous humilier et détruire nos capacités
de résistance morale ; néanmoins, une bonne partie d'entre eux
étaient réellement compatissants à notre égard, et plusieurs ont fait ce
qu'ils ont pu pour rendre notre détention moins
désagréable, et plus humaine. Ici, il s'agit plutôt de pointer du
doigt un « système » politique et judiciaire, non pas des individus
particuliers, en ne faisant pas croire que tous
pensent et agissent de la même manière.
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