jeudi 10 janvier 2013

0 Il faut défendre le silence - via Zentropa

La civilisation moderne, la civilisation de la technique, pourrait bien être en train de le tuer, sans que nous y prenions garde. Déjà on peut se demander si des millions de nos contemporains n’ont pas commencé d’en perdre le goût et le besoin.

Nous vivons dans la rumeur continuelle des grandes villes. Nous vivons parmi les voix, les sirènes, les moteurs, les clameurs, les trépidations. Le bruit est pour nous une souffrance en même temps qu’un besoin, comme si nous étions intoxiqués - et sans doute le sommes nous. Nous travaillons à faire nos demeures imperméables au bruit, à rendre plus silencieuses nos automobiles - mais c’est pour y tourner à toute heure du jour les boutons de nos postes radiophoniques, pour y entendre le son de paroles dont nous n’écoutons pas le sens - qui nous est indifférent -, pour y remplir nos oreilles de musiques auxquelles nous ne nous donnons pas, car nous leur demandons seulement d’endormir nos consciences. Le bruit est un stupéfiant et, comme tous les stupéfiants, un remède à l’angoisse d’être seul.

Nous avons perdu l’amitié du silence, nous avons peur de lui… C’est qu’il faut être fort pour le supporter. Le silence n’est richesse que pour ceux qui ont une richesse en eux-mêmes, il n’est nourriture que pour les forts. Aimer le silence, c’est aimer être seul, c’est aimer être avec soi-même. Le bruit recouvre et déguise tout ce qui est vie profonde, vie profonde de l’âme ou vie profonde des choses. Le vrai dialogue entre l’homme et le monde, c’est dans le silence qu’il s’établit. C’est pourquoi le silence est inquiétant.

Il y a le silence à deux, qui n’est pas moins difficile à supporter que le silence où l’on est seul. Car il y a aussi une solitude des couples que le couple ne sait comment meubler. Un autre être humain, devant vous, dont le regard est fixé sur le vôtre, cela devient bien vite intimidant, presque terrifiant. La parole, pour deux êtres qui se trouvent en face l’un de l’autre, que ce soit pour la première fois ou au terme d’une longue habitude, c’est une diversion, un moyen non de se rejoindre mais de se fuir. On parle pour parler. On parle parce qu’on n’a rien à se dire. On parle pour fuir l’autre, comme on parle pour se fuir.

Le silence n’est pas dans les appartements assaillis par les rumeurs de la ville. Il n’est pas dans les rues ni dans les cafés. Partout des “bruits de fond” nous cernent et nous accompagnent. Pour connaître le vrai silence, il faut s’écarter des foyers de la concentration et des chemins de la circulation humaine : il ne nous est donné que par la campagne muette, au petit jour, par l’immobilité minérale de la haute montagne. Il nous pénètre ainsi jusqu’au coeur, plus puissant, plus saisissant qu’un cri. Il arrive alors qu’il s’anime : le chant d’un oiseau y éclate, les sonnailles d’un troupeau lointain, une pierre qui roule, un pas humain sur la route déserte y prennent un poids, une intensité bouleversante.

C’est alors que nous apercevons que les bruits du monde et le langage humain ne prennent leur sens et leur richesse que par la vertu du silence qui les prépare, les souligne, les sertit. Les comédiens, les musiciens, les orateurs ne l’ignorent pas, qui savent la valeur des temps, des silences : Il faut que quelque chose se taise pour que quelque chose soit entendue…

Toutes les significations sont dans le silence. La parole se limite à ce qu’elle dit. Il est inépuisable. Certaines femmes, plus fines qu’intelligentes, l’ont deviné : elles évitent les bavardages où elles montreraient tôt leurs limites, elles savent se taire. Ainsi gardent-elles aux yeux de ceux qui les courtisent le prestige d’un monde inconnu. Ou, si elles parlent, elles font en sorte de laisser croire que ce qu’elles disent n’est pas l’important, qu’il y a, derrière leurs paroles, une richesse secrète et réservée, promise à l’audacieux conquérant qui saura la découvrir. Leur mystère fait leur séduction.

Le silence est le lieu du mystère. L’esprit le plus exigeant, la sensibilité la plus fine ne seront jamais déçus par lui, car il est d’une générosité sans bornes. On y trouve tout ce qu’on y apporte. Il n’est pauvre que pour ceux qui sont eux-mêmes pauvres. Ceux-là ne l’aiment pas.

De là, la vertu de la poésie. On pourrait croire que la vertu de la poésie est la vertu du verbe. Ce n’est vrai que dans un certain sens. L’acte poétique est celui par lequel le poète donne une voix au silence, met en parole ce qui est, en principe, rebelle à la parole, ce qui se dérobe au pouvoir ordinaire des mots, ce qui est ordinairement inexprimé. La vertu de la poésie n’est pas dans les mots eux-mêmes, mais dans l’écho qu’ils éveillent en nous. Le poète est celui qui dit ce qui ne paraissait pas destiné à être dit - ce que nous ne savions pas dire. Il vient au secours de notre silence. Sa parole est, si l’on ose dire, traduite du silence. Il évoque par les mots ce qui est au delà des mots. Il nous révèle, ou nous rappelle, que les mots restent ordinairement à la surface des choses et qu’il faut les assembler et les écouter d’une certaine façon pour en éprouver la puissance magique, le pouvoir de nous découvrir le monde dans sa profondeur. Chaque mot est doublé d’une épaisseur de silence. Les mots du poète évoquent pour nous cet au-delà des mots. Ils nous donnent la possession de l’ineffable, de ce qui ne sera jamais tout à fait dit. “J’écoute, à demi transporté,/ le bruit des ailes du silence / qui plane dans l’obscurité…”, écrivait magnifiquement un poète du XVlle siècle. La poésie n’est pas l’ennemi du silence : elle en est l’alliée. Elle en est la voix.

Thierry MAULNIER

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