Texte correspondant à ma contribution au colloque "Maurras, soixante ans après"
(à Paris, au Cercle de Flore, le 27 octobre 2012)
Disponible sur à rebours, le site de Stéphane Blanchonnet.
Introduction
S'intéresser au néo-classicisme de Maurras, c'est s'intéresser à son ambition d'être à l'origine d'un renouveau littéraire de la France, à l'image du programme de la Pléiade au XVIème siècle,
et d'y parvenir par un rétablissement des traditions et du goût antérieurs au Romantisme.
Autrement dit, il s'agit de montrer que la restauration chez Maurras est autant un projet littéraire que politique car il est pratiquement impossible de séparer chez lui poétique et politique.
Cela ne veut pas dire que ses conclusions politiques soient le résultat de caprices de goût, comme l'ont avancé certains de ses adversaires, mais plutôt, à l'inverse, que l'esthétique étant chez lui soumise par principe à la raison, elle ne saurait s'écarter du mouvement d'ensemble de sa pensée. Chez Maurras comme chez Platon, le beau et le vrai sont une seule et même chose.
Il n'est évidemment pas possible d'être exhaustif sur un tel sujet dans un exposé de vingt minutes. Nous pouvons tout au plus proposer, dans un premier temps, d'en prendre la mesure, d'en considérer l'importance dans l'œuvre et l'action de Maurras et, dans un second, de sélectionner dans le champ ainsi circonscrit, quelques points particulièrement intéressants et significatifs comme l'unité établie par Maurras entre l'histoire littéraire et l'histoire politique de la France, l’originalité de sa conception d’une littérature nationale et la façon dont il met concrètement en œuvre ses théories néo-classiques dans un texte représentatif de sa production poétique.
Délimitation du champ du sujet
Le néo-classicisme se déploie à différents moments de la vie et dans différents secteurs de l’œuvre de Maurras…
Le premier moment à considérer est l'épisode de « L’École romane » en 1891.
Maurras a 23 ans, il est un jeune écrivain et un jeune journaliste installé depuis quelques années à Paris. Il est très impliqué dans le mouvement mistralien (sa campagne « fédéraliste » aux côtés de Frédéric Amouretti date de cette même période). Il n'a encore fait ni son voyage d'Athènes, ni sa conversion au royalisme.
Il s’engage avec Jean Moréas dans une entreprise de rupture avec le courant symboliste, dont Moréas était lui-même un représentant important puisqu’il fut l’auteur du « manifeste symboliste » en 1886. Les poètes de la nouvelle « École romane » répudient l’hermétisme des Symbolistes et des Décadents, le formalisme des Parnassiens et l’emphase des Romantiques. Ils souhaitent renouer avec un classicisme inspiré des modèles gréco-latins et des modèles français, de la Pléiade à André Chénier.
Maurras, comme poète et comme critique, sera toute sa vie fidèle à ce programme« néo-classique » de « l’École romane ».
Le second moment correspond au magistère exercé par Maurras sur les rédacteurs des deux revues néo-classiques des années d'avant la Grande guerre, La Revue critique des idées et des livres (1908-1924) de Jean Rivain et Eugène Marsan et Les Guêpes (1909-1912) de Jean-Marc Bernard.
Maurras a atteint la quarantaine, il a converti à ses idées politiques les fondateurs de l'Action française, il est à la tête d'un vaste mouvement qui s'est déjà doté de ses principaux moyens d'action (la ligue, le quotidien, les Camelots du roi, l'Institut d'Action française). Il est reconnu comme une figure majeure de la vie intellectuelle et littéraire nationale.
Il est à ce moment-là le maître de toute une génération de critiques et de poètes, de dix à vingt ans ses cadets (la génération des futurs combattants de la Grande guerre). Ceux-ci défendent et illustrent en prose dans leurs articles, en vers dans leurs œuvres poétiques (Jean-Marc Bernard notamment), les conceptions néo-classiques élaborées par Maurras à l’époque précédente, celle de « l’École romane ».
Il est intéressant de noter qu’un dialogue particulièrement riche s’est établi pendant cette période entre les deux revues maurrassiennes et la NRF de Gide, elle aussi en quête de la définition d’un nouveau « classicisme ».
Le premier secteur de l’œuvre de Maurras que l'on peut rattacher à son néo-classicisme est celui des très nombreux textes et recueils de textes qu'il a consacrés à la critique littéraire, politique et philosophique du romantisme. On peut citer Trois idées politiques (1898) et L'Avenir de l'intelligence(1903), œuvres réunies en recueil en 1922 dans Romantisme et Révolution avec une préface originale et très complète. En tant qu'elle synthétise la position de Maurras sur le sujet, cette préface peut être comparée à la « Politique naturelle », autre avant-propos, politique celui-là, donné à Mes idées politiques en 1937. Anthinéa (1901), Les Amants de Venise (1902) et Barbarie et poésie (1923) sont trois autres titres majeurs qui participent sur des plans différents à l'élaboration du corpus anti-romantique de Maurras.
Le second secteur est bien évidemment celui de son œuvre poétique proprement dite telle qu'elle apparaît notamment dans les deux grands recueils réunis dans le tome IV des Œuvres capitales(mais dont les poèmes peuvent être de dates diverses) : La Musique intérieure (1925) et
La Balance intérieure (1952). Nous analyserons plus loin un poème tiré du premier de ces recueils.
A ces deux secteurs, qui sont des pans essentiels de l’œuvre, il faut bien entendu ajouter les très nombreux articles (des centaines) dans lesquels Maurras a traité directement ou indirectement de questions littéraires.
Quelques points intéressants
La première idée intéressante et caractéristique du néo-classicisme de Maurras que je me propose de considérer est le parallèle établi par lui entre l'histoire littéraire et l'histoire politique de la France.
Le texte suivant, tiré d'un article consacré à « La Poésie de Mallarmé », publié dans la Revue encyclopédique Larousse du 5 novembre 1898, est très représentatif de ce point de vue.
La réaction parnassienne au romantisme y est analysée par Maurras selon une analogie avec le rôle de Bonaparte vis-à-vis de la Révolution. La constitution de l'an VIII rétablit l'ordre mais c'est un ordre extérieur, une apparence d'ordre, un caporalisme artificiel qui n'arrête en rien la dissolution de l'ordre véritable opérée par la Révolution. De même, la réaction parnassienne n'est qu'un formalisme incapable de fonder un nouveau classicisme :
« Le Romantisme marque un moment de décomposition dans l'histoire de notre poésie. La sensibilité et l'imagination sont par lui affranchies de l'arbitre de la raison. Le goût de l'effet partiel succède à celui des vastes ordonnances et des magnifiques ensembles. La phrase est délivrée des convenances qu'imposaient autrefois l'idée directrice du livre. Elle est indépendante. Elle se met au premier plan. Quand Hugo écrit son hymne au Mot, au Mot considéré comme un être vivant, un observateur attentif peut d'avance prédire que le Mot, affranchi à son tour du joug syntaxique, ne se contentera point de la liberté, mais établira bientôt sa domination sur la phrase, le vers et le poème entier. C'est ce qui arrive à la génération suivante. Elle fait, il est vrai, un détour. Elle veut d'abord réagir contre certains excès de la révolution romantique. Banville, nouveau Bonaparte, promulgue une espèce de Constitution de l'an VIII ; son petit Traité de poésie française abonde en prescriptions sévères destinées à garder à la Muse quelque décence. Toutes ces prescriptions, de l'ordre purement formel et extérieur, ne servent qu'à masquer une désorganisation secrète qui ne s'arrête point.
Le second point intéressant et caractéristique concerne la stratégie de Maurras consistant à retourner la logique des idées modernes contre elles-mêmes. Cette stratégie, très évidente dans le domaine politique, est également sensible dans le domaine littéraire et esthétique.
Dans le domaine politique, Maurras constate que la Révolution en séparant brutalement la nation de sa double dépendance à l'égard du roi et de l'Église, la transforme en idole et produit le « nationalisme ». Or l’objectif qu’il se fixe est justement de réorienter ce nationalisme, éminemment moderne et révolutionnaire, vers la monarchie et le catholicisme traditionnels, ce qui aura notamment pour effet de l'équilibrer et de l'ouvrir à l'universel. « Nous ne faisons pas de la nation un Dieu, un absolu métaphysique, mais tout au plus, en quelque sorte, ce que les anciens eussent nommé une déesse. Les Allemands déifiant l'Allemagne parlent de son vieux Dieu, comme de Jéhovah, seul, infini et tout puissant. Une déesse France entre naturellement en rapport et composition avec les principes de vie internationale qui peuvent le limiter et l'équilibrer. En un mot, la nation occupe le sommet de la hiérarchie des idées politiques. De ces fortes réalités, c'est la plus forte, voilà tout. » (Mes Idées politiques). On retrouve cette même recherche de l'équilibre dans la définition de la nationalité qui voit Maurras réfuter les deux thèses modernes par excellence que sont la thèse racialiste (« nos ancêtres les gaulois ») et la thèse contractualiste (« le plébiscite permanent »).
Dans le domaine littéraire, c’est exactement la même chose : pour Maurras, le Romantisme, notamment le romantisme allemand, a préféré à l'universel classique, qui prend sa source dans les humanités gréco-latines et qui court avec plus ou moins de bonheur de l'humanisme aux Lumières, la culture des particularismes, des idiosyncrasies, notamment nationales. Or Maurras, en identifiant par un heureux paradoxe idiosyncrasie littéraire de la France et universalisme classique (à ne pas confondre avec un vulgaire cosmopolitisme), résout dans le sens de la tradition, cette quête romantique et moderne d’une littérature nationale.
La mise en œuvre du néo-classicisme
Maurras n’est pas seulement un théoricien du néo-classicisme, il est également un poète qui met concrètement en œuvre son esthétique. Nous allons le montrer en proposant quelques éléments de commentaire sur le poème liminaire de La Musique intérieure (1925) intitulé « Destinée ».
Tu naquis le jour de la lune,
Et sous le signe des combats,
Le soleil n'en finissait pas
De se lever sur ta lagune.
Le vent d'ouest au seuil béant
De ta maison sur le rivage
Vint moduler son cri sauvage
Et les appels de l'Océan.
Mais tu n'as pas quitté ton île
Ni fait bataille sur la mer :
Jamais la gloire du vrai fer
N'a brillé dans ta main débile.
Tu ne peux être matelot
Que d'imaginaires espaces
Où, plus qu'ailleurs, l'aube fugace
Est longue à naître sous le flot,
Darde au zénith la flamme torse
Des volontés de ton destin :
Dans les angoisses du Matin
Quelle Nuit lente use ta force !
Et sous le signe des combats,
Le soleil n'en finissait pas
De se lever sur ta lagune.
Le vent d'ouest au seuil béant
De ta maison sur le rivage
Vint moduler son cri sauvage
Et les appels de l'Océan.
Mais tu n'as pas quitté ton île
Ni fait bataille sur la mer :
Jamais la gloire du vrai fer
N'a brillé dans ta main débile.
Tu ne peux être matelot
Que d'imaginaires espaces
Où, plus qu'ailleurs, l'aube fugace
Est longue à naître sous le flot,
Darde au zénith la flamme torse
Des volontés de ton destin :
Dans les angoisses du Matin
Quelle Nuit lente use ta force !
Ce poème est exemplaire du néo-classicisme maurrassien par sa forme mais aussi par le traitement de son thème.
Le classicisme formel est visible au niveau de la structure générale du poème et de la versification. Il s’agit de cinq quatrains d’octosyllabes, strophe et vers extrêmement traditionnels dans la poésie française. Les rimes sont embrassées et le poète respecte l’alternance des rimes masculines et féminines. Ces rimes peuvent être riches, suffisantes ou pauvres (« combats » / « pas »). Cette présence de la rime pauvre, proscrite par le formalisme étroit des Parnassiens, manifeste que l’observation des « règles » n’est pas un absolu pour Maurras. Toujours sur le plan de la forme, on relève des images elles aussi classiques : métonymies (« le vrai fer », « ta main débile », « sous le flot ») et métaphores (« la flamme […] de ton destin »). Elles colorent le texte sans retenir l’attention pour elles-mêmes, sans introduire d’opacité ou de mystère. Quant au vocabulaire, il comprend peu de mots rares, de « coquetteries » stylistiques ou de « vocables impollués » chers aux Symbolistes, sauf peut-être dans le dernier quatrain (« darder », « flamme torse », la majuscule à « Nuit ») dont les tournures légèrement archaïsantes rappellent le goût des poètes romans pour le français du XVIème siècle et la Pléiade.
Sur le plan thématique, l’inspiration relève d’un lyrisme personnel mais qui fuit tout particularisme. On reconnaît l'Etang de Berre dans la « lagune » de la première strophe mais cette référence ne donne aucunement lieu à un développement descriptif et pittoresque. L'expérience personnelle de Maurras, qui a dû renoncer à sa vocation de marin à cause de sa surdité, prend une valeur universelle. La dimension autobiographique ne « pèse » pas sur le texte. Elle n’est même pas absolument nécessaire à sa compréhension.
Conclusion
De « l’École romane », mouvement littéraire de ses vingt ans aux recueils poétiques de la maturité, la position esthétique de Maurras reste la même : il se déclare partisan d’un renouveau classique fondé sur le retour à la tradition à la fois antique et moderne (avec ses modèles gréco-latins et français), partisan de l’équilibre entre la raison et la sensibilité contre le romantisme, de l’équilibre entre la forme et l’inspiration contre le Parnasse, d’une certaine transparence du style contre l’hermétisme décadent et symboliste.
Par ailleurs, il est intéressant de considérer les profondes analogies entre cette position esthétique et les choix politiques de Maurras qu’elle précède et annonce puisque le « coup de force » littéraire de l'École romane se situe cinq ans avant la conversion à la monarchie et une décennie avant les premiers pas de l'Action française.
Stéphane BLANCHONNET
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